mercredi 3 juillet 2013

Fraternité

La fraternité est une relation et, en ce sens, envisager la société/le politique sous cet angle, ce n'est pas envisager d'abord les personnes ou les individus, mais bien la relation entre les personnes et les individus, et quels effets auront les décisions politiques sur cette relation.

Une distinction souvent faite entre les notions de personne et d'individu voit dans le dernier concept l'homme indépendant, prométhéen, alors que le premier soulignerait la nature essentiellement interdépendante de tous les êtres humains. Pour autant, la fraternité n'est ni l'un ni l'autre, mais bel et bien une relation. Et il existe des fraternités de toute nature, penchant plutôt dans le sens du point de vue personnaliste ou du point de vue individualiste, selon la signification qui est donnée au mot fraternité. On peut concevoir des fraternités d'égaux qui ne font référence à aucune réalité extérieure à cette fraternité, une fraternité qui alors se construit sur les volontés communes, les libertés individuelles, rayant ainsi ce qui dans la vie ordinaire donne lieu à la fraternité~: la paternité et la maternité.L'autre fraternité que l'on peut envisager est celle qui accepte de découler de la paternité et de la maternité, qui se reconnaît comme un fruit de ces deux réalités préexistantes.
Il y a une autre ambivalence forte dans la notion de fraternité, qui peut être envisagée comme un fait ou comme une construction.

La fraternité – relation découlant de relations antérieures et de nature différente ou bien de volontés communes convergentes – instaure une communauté autant qu'elle peut être créée par elle. Dans le cadre familial, la construction de la relation fraternelle découle autant du gouvernement des parents (ou plus largement d'un cadre contraignant qui force à «~vivre ensemble~») que d'une acceptation des frères entre eux. La fraternité est objective, en ce sens qu'elle ne dépend pas de l'acceptation des frères pour exister~; dans la cellule familiale, que les relations soient «~fraternelles~» ou non n'affecte en rien le lien qui existe entre les frères et les sœurs, qui sont frères et sœurs de fait. Pour autant, la fraternité est un projet dont la construction ne sera jamais terminée puisqu'il doit être confirmé/ratifié par chaque nouveau citoyen. Ainsi, la fraternité peut se développer sous l'impulsion de deux facteurs essentiellement différents. L'importance de l'un ou de l'autre dépendra de la conscience de chacun de la nécessité de la construction d'une société fraternelle, du bien qu'elle représente, avec toutes les contraintes et les défis inhérents à un tel projet (accepter l'autre comme frère c'est lui reconnaître des droits inaliénables qui imposent non pas que ma liberté«~s'arrête là où commence celle de l'autre~», mais plutôt qu'elle soit au service du bien commun). Cette conscience de la réalité fraternelle reflète directement la maturité des personnes et les moteurs qui en favoriseront le développement dépendront essentiellement de celle-ci. Tout ce qui favorisera la maturité favorisera la fraternité, et vice-versa.

Pour une société peu mûre, adolescente, il est bien possible que le mode le plus favorable de croissance de la fraternité sera d'abord celui du modèle parental, dans le cadre duquel la fraternité est surtout vécue, expérimentée, avant de pouvoir être reconnue. Ce stade, tous, nous devons y passer et son lieu naturel d'éclosion est la famille, tant que celle-ci n'est pas déficiente. Mais dans notre société désaxée, où les parents – et plus largement les adultes – refusent ou sont incapables de tenir leur rôle d'éducateurs, peut-être faut-il envisager de créer des lieux pour expérimenter cette fraternité, tout en étant bien conscients que rien ne palliera jamais vraiment la défection des parents~? Les expériences de la première jeunesse s'impriment avec une force particulière dans le psychisme, et les premiers âges de la vie sont éminemment ceux sur lesquels les parents ont une influence toute particulière, déterminante pour l'ancrage du sentiment fraternel. Mais plus en profondeur, la fraternité est une réalité spirituelle, au sens le plus large du mot, ce qui laisse toujours l'espoir qu'une «~conversion~» puisse intervenir chez ceux qui ne voient pas en l'autre«~leur frère~».

Le point de vue démocratique, cependant, est celui du débat entre citoyens, et la fraternité doit, de ce point de vue, se construire sur la base d'un projet commun, accepté par tous. La prise de conscience d'une communauté de destin favoriserait nécessairement l'intégration de la fraternité. Entre citoyens, idéalement, la fraternité est choisie par tous et peut être – doit être – l'objet du débat politique. Ainsi, si le politique veut refonder la fraternité nationale en créant des lieux favorables à son développement comme suggéré ci-dessus, il devra le faire sur la place publique, dans le cadre du débat démocratique, sous peine de trahir dès l'origine la fin envisagée, perversion du démocratique par excellence.

La réalité sociale est multiple – en terme d'âge et, plus profondément, de maturité personnelle – si bien qu'il faut envisager le déploiement de politiques adaptées à toutes ces situations pour favoriser le renforcement de la fraternité, ce qui nécessite d'envisager les situations au cas par cas. Le réel, complexe, n'est pas le lieu de solutions simplistes.

L'effondrement de toute autorité, de toute verticalité – effondrement largement nourri par certaines philosophies plus ou moins libertaires qui exercent leur emprise jusque dans l’Éducation Nationale  – représentent les facteurs les plus nuisibles à la croissance première de la fraternité. Le fameux débat des «~démocrates~» et des «~républicains~» peut ainsi affecter jusqu'à la fraternité nationale et la démocratie. Pour prendre un exemple concret, l'approche démocrate qui considère l'individu au centre et à la source du système dès le plus jeune âge, au mépris de toute réalité extérieure, sape la verticalité propre à l'école, celle du savoir et de la culture, sur laquelle pourrait se développer, comme sur un tuteur – le mot est bien adapté (!) –, la fraternité des élèves. Comme cela a déjà été souligné, la fraternité est une relation, et le point de vue démocrate qui part de l'individu ne peut que rater la cible de la fraternité. En un certain sens, le point de vue «~démocrate~» est anti-démocratique, si la démocratie consiste à développer la fraternité entre les hommes. Le point de vue républicain, qui insiste sur ce qui fait le lien entre tous – la culture partagée, le savoir intégré – semble bien plus à-même de promouvoir la fraternité.

De façon générale, tout ce qui pousse à vivre coupé de l'autre dans ce qu'il peut avoir de dérangeant autant que d'enrichissant, entrave le développement de la fraternité, et nombre de «~nouvelles technologies~», de façon très concrète, isolent de l'autre, en permettant de se façonner une bulle dans laquelle ne pénètre que ce qui satisfait aux désirs plus ou moins pulsionnels – pour prendre un langage psychanalytique. Cette bulle nuit au dialogue, seul moyen de connaître l'autre. Un tel isolement appauvrit l'environnement des uns et des autres, nuisant ainsi à la maturité de tous. En dernière analyse, une personne mûre est simplement une personne ayant compris que la fraternité relie – de fait – tous les êtres humains entre eux. La maturité, c'est la capacité à aimer, en entendant bien que l'amour n'est pas tout d'abord sentiment. Car parler de fraternité n'est qu'un autre mot pour qualifier la relation d'amour qui devrait relier les personnes entre elles a priori et de manière inconditionnelle. Il s'agit d'un amour ancré dans une connaissance ou une recherche de la réalité objective, de la «~vérité~». Toute fuite du réel est immaturité, tout déni de l'autre, ainsi, est une attitude immature.

La fraternité est l'idéal démocratique par excellence, qui envisage l'autre comme un égal, original et irremplaçable,dont le statut est intangible et qu'aucune circonstance ne saurait faire déchoir de son état. L'autre ainsi envisagé ne saurait être négligé, ni ses opinions ou sa volonté circonvenus. Ainsi, la fraternité est essentiellement incompatible avec une attitude plus ou moins «~machiavélienne~», car le frère ne saurait en aucune circonstance être un moyen, quelle que soit la fin recherchée. A cet égard, les discours qui n'amènent pas un dialogue plus rationnel, qui ne permettent pas au débat politique de se fonder en raison mais s'emploient à influencer en jouant sur des registres plus émotionnels, brouillant la réflexion et la prise de conscience des enjeux, trahissent la fraternité et, en dernière analyse, la démocratie. Ainsi, le discours conatif, répandu dans toute la classe politique et assis sur les techniques des«~communiquants~» est une trahison de la fraternité. A cet égard, les responsables politiques, économiques et médiatiques ont une lourde responsabilité quant au développement de la fraternité.

Si le fraternel suppose de chercher et de vouloir le bien de l'autre, l'économie ne peut s'entendre qu'au service despersonnes et l'administration et tous les services de l’État doivent chercher à favoriser le bien commun. Le premier pas à accomplir pour construire ce bien commun, de toute évidence, est d'accepter de regarder le réel tel qu'il est, par-delà toute idée préconçue. Ce travail, aussi bien moral qu'intellectuel ou philosophique, suppose d'abord l'honnêteté intellectuelle et le dépassement de tous les paradigmes qui risquent de dissimuler la réalité. A titre d'exemple, le caractère idéologique des différentes analyses socio-économiques – et en tout premier lieu du modèle libéral et capitaliste actuellement dominant – devrait être dénoncé pour permettre d'analyser sereinement «~notre~» situation. Ce quivaut pour les sciences dures devrait encore plus valoir pour ce qui concerne le politique. Mais une telle dénonciation n'est possible que si les différents acteurs du débat entrent dans cette démarche, et le débat politique est largement conduit par les médias. Ainsi, ces derniers portent une responsabilité essentielle en tout ce qui touche au politique et plus particulièrement à la construction de la fraternité nationale, tant par ce qu'ils peuvent apporter – ou non– d'informations et d'éléments d'analyse objectifs, que dans ce qu'ils peuvent favoriser la maturité intellectuelle et morale de tous. A cet égard, force est de constater que la télévision – qui reste le média le plus profondément ancré dans les foyers – semble être une vaste conspiration contre la maturité et la démocratie, et ce faisant la fraternité nationale. La logique de part d'audience qui gouverne tout le système montre ses limites dans la pauvreté de produits tels que ceux de la «~télé-réalité~» ou des différentes émissions de variétés. Pour atteindre les objectifs en termes d'écoute, le levier le plus utilisé – car le plus efficace – est une programmation intellectuellement pauvre et demandant peu sinon aucun effort intellectuel de la part des spectateurs. En proposant ainsi des programmes tournés vers la stimulation des curiosités, des désirs pulsionnels, le travail intégratif est défavorisé et avec lui la possibilité de mûrir. Sous cet éclairage, une part importante des médias (télévision, internet, jeux vidéos, etc.) concourent à dégrader la fraternité et notre démocratie. Mais il n'y a pas de fatalité et il semble essentiel que ces réalités soient exposées et discutées.

Pour conclure, la fraternité, réalité complexe et riche de sens parfois contradictoires, se construit et se réalise dans une tension essentielle entre deux pôles. Le premier est dans l'origine même de la fraternité, qui se développe tout d'abord dans une relation asymétrique, verticale, qui est celle de l'éducation et qui doit disparaître au fur et à mesure que croît la maturité du sujet envisagé, fût-il une personne ou la société tout entière. L'autre pôle est le caractère essentiellement horizontal de la fraternité, qui est une relation libre, entre égaux. (Il faudrait, à cet égard, analyser l'articulation de la fraternité avec les deux autres termes de notre Devise nationale~: que sont la liberté et l'égalité~? Sont-elles premières par rapport à la fraternité, ou bien celle-ci permet-elle au contraire de préciser leurs sens respectifs~?)

A moins d'adhérer à une vision résolument individualiste de la réalité, il nous semble faux de dire que le politique est au service de l'homme. Le politique doit être au service de la fraternité, notion bien plus large et structurante de la communauté humaine, qui inclut évidemment le service de l'homme, mais ouvre des horizons bien plus vastes à l'action du politique et permet également de mieux prendre conscience de ses limites.

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