vendredi 25 juillet 2014

Education - l'enseignement

Nous voudrions ici d'aborder quelques points concernant l'éducation - au sens de "l'éducation nationale".

Tout d'abord, force est de constater que le niveau des étudiants qui arrivent à l'université, ayant réussi leur bac, devient alarmant.
On voit débarquer des jeunes qui n'ont plus la moindre capacité à analyser des problèmes ou fournir un travail personnel. Enseignant en chimie, je ne peux que constater l'incompétence dramatique des étudiants en mathématiques, physique et chimie. Ce qui, il y a quelques années à peine, était considéré maitrisé par les nouveaux entrants n'évoque plus que de vagues images dans l'esprit des arrivants. Quant à la maitrise du français, pliant probablement sa valise pour descieux plus cléments, elle a peu près complètement déserté les copies. Ces mauvaises compétences linguistiques nuisent par ailleurs gravement au travail des étudiants, qui parfois se montrent incapables de comprendre un sujet ou d'exprimer ce qu'ils pensent par des phrases cohérentes et correctement construites.

Que s'est-il donc passé ? Faut-il penser que les nouvelles générations sont moins douées que les précédentes et que le niveau moyen régresse sans espoir de retour ? Certainement pas. Ce qui paraît en revanche beaucoup plus probable, c'est qu'un faisceau de causes diverses conspire à entraver le développement intellectuel d'un grand nombre de jeunes, causes qui vont des activités les plus quotidiennes aux pratiques pédagogiques imposées par l'éducation nationale en passant par l'incohérence grandissante entre les adultes.

Pour ce qui est de la vie de tous les jours, un facteur dramatique de dégradation du niveau scolaire est la télévision. Il n'est que de lire l'indispensable "TV lobotomie" de Michel Desmurget pour y voir démontré irréfutablement le dramatique impact des plus de trois heures quotidiennes (en moyenne) que passent les jeunes devant le (de moins en moins) petit écran. Non seulement ce média a pour effet de ralentir le développement intellectuel (cognitif), mais en outre ilempiète sur trois facteurs essentiels du développement : la lecture, l'activité physique et le sommeil.
Car, deuxième facteur essentiel, on lit de moins en moins, et le corollaire en est une diminution du vocabulaire et de la maîtrise de la langue et donc des capacités de nuance et d'expression, ainsi qu'une plus faible imagination. Connaître moins de mots, c'est réduire sa capacité à concevoir et exprimer des pensées. Ne pas maîtriser la grammaire et la syntaxe, c'est s'interdire la construction de raisonnements et de démonstrations, que ce soit en droit, en histoire, en mathématiques, en français, etc. Et les études montrent que les écarts entre faibles et forts lecteurs vont en s'accroissant dramatiquement au fil des années. Il y a ainsi un enjeu réel à réapprendre à goûter au plaisir de la lecture.

Une idée reçue qui traîne dans beaucoup de têtes, à commencer, semble-t-il, par celles qui dirigent les programmes de l'éducation nationale (cf. « La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs », de Liliane Lurçat), est qu'il est mauvais de s'ennuyer voire, pire encore, de fournir un effort austère et qui ne soit pas source de plaisir immédiat. C'est ainsi que s'est développée une anti-pédagogie qui sape méthodiquement les bases nécessaires à la conduited'études longues. En encourageant la tendance déjà trop développée de la jeune génération à zapper et à ne pas fournir d'effort, cette dernière se montre incapable, arrivée à l'université, de se prendre en mains pour affronter les heures  nécessaires à l'acquisition des connaissances qu'impose la science moderne -- ou tout autre discipline, d'ailleurs. Jamais habitués à consacrer des périodes de temps prolongées à la concentration, il est bien difficile pour les étudiants d'en devenir capables après le baccalauréat.

Les mêmes qui ont combattu l'ennui, privant les élèves de construire leur goût pour l'effort (car le goût, comme tout, s'éduque – on l'a un peu trop oublié), les mêmes, donc, brandissent une opposition particulièrement vicieuse entre apprentissage et compréhension, affirmant, envers et contre tout ce que suggèrent l'expérience et la science à cet égard, qu'il vaut mieux savoir raisonner que de retenir par cœur ce que l'on pourra trouver dans les livres voire - miracle moderne - sur internet. Mais cette opposition est criminelle car elle tue à la racine le développement de l'intelligence humaine. Pour le dire rapidement, cela revient à affirmer qu'il n'est pas nécessaire de posséder un quelconque vocabulaire pour écrire, il suffit d'ouvrir un dictionnaire pour y trouver les mots adaptés et construire ses phrases. Ce serait évidemment absurde. Et l'idée que l'acquisition de notions s'oppose à la construction de l'intelligence ne l'est pas moins, c'est en fait rigoureusement la même. Car notre cerveau acquiert progressivement sa capacité à raisonner. Les neurosciences nous enseignent que ce que l'on appelle la mémoire de travail, celle qui permet de manipuler consciemment des notions, a une taille limitée, et la façon d'accroître sa puissance de raisonnement n'est pas en augmentant la mémoire de travail, mais en rendant automatiques des schémas de raisonnement qui ne demandent plus alors de traitementconscient, ce qui libère la mémoire de travail pour envisager un point de vue plus général. Très concrètement, lorsque l'on apprend à lire (cf. "Les neurones de la lecture", de Stanislas Dehaene), un premier effort à fournir consiste à apprendre par cœur les lettres, puis les syllabes, puis à former les mots. Lorsque le déchiffrement est lent, il est difficile de comprendre ce que l'on lit, car toute la concentration est focalisée sur le déchiffrement et ne peut se porter sur le sens. Puis, au fur et à mesure que le cerveau apprend à déchiffrer de manière automatique, le déchiffrement devient de plus en plus naturel jusqu'à ce que l'on n'ait même plus à penser individuellement aux lettres ou même aux syllabes, car le cerveau finit par devenir capable de reconnaître un mot dans son ensemble d'un seul coup d'œil (objectif que veulent atteindre les méthodes dites globales d'apprentissage de la lecture, mais elles prétendent y parvenir sans en passer par la phase de déchiffrement alphabétique biologiquement nécessaire, et c'est là la cause de leur échec et une des raisons des problèmes massifs que rencontrent avec le français ceux qui y ont été soumis). Ainsi, lorsque le cerveau a établi une stratégie de lecture qui lui permet de reconnaître les mots d'un seul coup, la mémoire de travail peut se consacrer au sens. Et alors qu'il faut bien souvent à un lecteur débutant lire deux fois la même phrase pourprendre conscience de son sens, celui-ci apparaît immédiatement au lecteur expert. Ce principe gouverne tous les apprentissages et la formation du raisonnement dans toutes les disciplines (cf. "Why don't student like school ?", de Daniel T. Willingham ). C'est ainsi que d'interdire l'acquisition de connaissances "par cœur" revient à enlever le tuteur d'une plante, qui ne pourra ainsi pas se développer au mieux. (Il ne s'agit bien évidemment pas de réduire tout l'apprentissage à un vaste exercice de par cœur : il faut également développer le raisonnement par des exercices adaptés, de difficulté croissante, il faut également manipuler les objets, etc.)

En outre, la capacité de compréhension dépend de la culture en ce qu'elle s'inscrit dans une mise en perspective. Un fait pris isolément n'a pas - ou très peu - de sens. C'est inscrit dans un réseau de faits et de liens qu'il devient signifiant - c'est toute la différence entre un expert et un débutant. Ainsi, la compréhension profonde d'un fait dépend-elle par là aussi de la culture. L'entraînement et la répétition d'exercices libèrent l'esprit de tâches de plus bas niveau ce qui lui permet de se consacrer à une vision plus générale, et l'acquisition simultanée d'une culture dans un domaine permet une mise en contexte qui donne un sens plus riche aux faits nouveaux. Tout cela était connu des enseignants, au moins par le passé, et est compris et démontré par les neurosciences. Ce qui est vrai pour un sportif ou un musicien - ils doivent s'entraîner et répéter sans arrêt les mêmes exercices pour exceller - est tout aussi vrai pour l'écolier puis l'étudiant... car tous sont des êtres humains, semble-t-il.

Pour en revenir à l'ennui, celui-ci est en réalité un des plus grands biens dont on devrait faire cadeau aux jeunes. L'ennui est un lieu reposant, qui arrache à la course permanente à la stimulation, torrent de sensations ininterrompu qui ne permet aucune intériorisation ni construction d'une quelconque vie intérieure. L'inconfort associé à l'ennui est (selon Aric Sagman dans « Remotely controlled ») un symptôme de manque en l'absence des stimulations dont nous nous gavons sans cesse. En réalité, l'ennui est le lieu où se développent par excellence l'intelligence et l'imagination. Pour l'enfant, il faut du temps pour acquérir une compréhension profonde - pour tout un chacun, d'ailleurs - et la capacité d'investir son temps de façon spontanée est le gage d'une plus grande autonomie, dimension majeure de la maturité.

Internet présente un double visage. Source extraordinaire d'information, il est également le moyen de découvrir la réponse aux problèmes à traiter, aux questions du moment, sans avoir à fournir soi-même d'effort. De plus en plus, les étudiants présentent des rapports qui ne sont qu'un amalgame de copier/coller plus ou moins adroit, copier/coller qui remplace l'exercice autrefois imposé de lecture, d'analyse et de reformulation qui poussait à comprendre mieux un sujet et à se l'approprier progressivement. Internet est un outil formidable pour l'expert, mortel pour l'apprenti.

Un autre aspect très discutable de l'approche "moderne" de l'éducation est la notion d'enseignement de compétences. Outre que ce point de vue emprunte à une anthropologie qui ramène l'homme à n'être, selon l'horrible expression consacrée, qu'une "ressource", valorisable par ses seules "compétences", perdant ainsi de vue la personne dans son ensemble, cette démarche présente comme indépendantes des disciplines qui sont en réalité toutes liées entre elles, morcelant le savoir en bribes, dévalorisant la culture en concepts isolés. Car acquérir une compétence n'est pas comprendre, c'est se transformer en presse bouton, de plus ou moins haut niveau, certes, mais sans la pénétration du réel que donne une bonne éducation et qui permet une prise de recul et un regard critique qui sont bien les aspects les plus humanisant et les plus nobles de l'éducation primaire, secondaire et supérieure. Cette logique de morcellement est à l'œuvre depuis longtemps dans les programmes et s'intensifie d'année en année, dans toutes les disciplines, en interdisant la construction des connaissances suivant des schémas logiques donnant sens à l'ensemble (que l'on pense à l'interdiction de la chronologie en histoire, de la méthode logico-déductive en physique, de la séparation orthographe/grammaire en français, etc.). Ainsi, là où l'esprit a besoin d'ordre et de méthode quand il découvre une discipline, la pédagogie moderne propose des programmes morcelés et "déconstruits" - censément moins pénibles - qui n'offrent, à l'intelligence, que bien peu d'occasions de se développer.

Suivre une éducation suppose, par ailleurs, une relation de confiance entre l'enseignant et l'étudiant. À cet égard, le manque de cohérence entre adultes est destructeur. Cette question concerne de façon aiguë les niveaux primaire et secondaire, où les parents ont un rôle important à jouer, rôle qui s'amoindrit fortement dans le supérieur. Ainsi, lorsqu'un parent dénigre un professeur, il détruit la relation qui doit exister pour que l'enseignement puisse avoir lieu. Car l'enseignement implique, c'est un truisme, des êtres humaines et est fondé sur la qualité des relations entre les différents acteurs de cet admirable petit drame. À l'inverse, lorsque les enseignants refusent aux parents la place qui leur revient, ils nuisent à leur propre travail, car quelle coopération attendre, dans ce cas, de la part des parents ? Et les jeunes, par ailleurs, voient bien ces oppositions qui divisent les adultes et tous perdent, à leurs yeux, en crédibilité.

Pour finir sur quelques idées plus sociale et polémiques - peut-être - il apparaît troublant de réaliser que les méthodes modernes d'enseignement ont des affinités profondes avec la logique consumériste. Elles interdisent la frustrationet l'effort, ne permettent pas la prise de recul, toutes attitudes rigoureusement analogues à celles que recherchent les "marketteurs" qui veulent à tout prix vendre, faisant feu de toutes les ruses qu'autorise la créativité et la science moderne. Ainsi, la pédagogie "Éducation Nationale" semble favoriser le développement - ou plutôt le non-développement - de personnalités superficielles, incapables de prise de distance et de ce fait soumises à ce (ou ceux) qui les dépasse(nt), aggravant l'atomisation progressive de notre société de plus en plus individualiste. Car aller vers l'autre suppose un effort, la prise en compte du point de vue d'un vis-à-vis suppose une culture et une imagination suffisantespour envisager que le sien propre n'épuise pas le réel et le désir élémentaire de la rencontre n'existera pas si le seul but recherché est la satisfaction de pulsions non maitrisées et tristement matérielles.