mardi 13 juin 2017

L'indifférence ignatienne comme chemin de liberté

Je reproduis ici un texte tiré de

Qui traite des «Principe et fondement»  des exercices spirituels de saint Ignace :

«L'homme est créé pour louer,
respecter et servir Dieu notre Seigneur
et par là sauver son âme,
et les autres choses sur la face de la terre
sont créées pour l'homme,
et pour l'aider dans la poursuite de la fin
pour laquelle il est créé.

«D'où il suit que l'homme doit user de ces choses
dans la mesure où elles l'aident pour sa fin
et qu'il doit s'en dégager
dans la mesure où elles sont, pour lui, un obstacle à cette fin.

«Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents
à toutes les choses créées,
en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre
et qui ne lui est pas défendu ;
de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l'honneur que le déshonneur, une vie longue qu'une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste,
mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés.»

L’indifférence ignatienne comme chemin de liberté
En prélude aux élections du nouveau Conseil général, notre animateur spiritual, Francis Barnes, nous a rappelé l’importance de l’indifférence qui est “une attitude difficile, mais absolument nécessaire pour libérer l’Esprit au sein du groupe.” J’ai essayé de comprendre pour moi-même cette attitude de ‘se rendre indifférent’. Le texte du Principe et Fondement affirme la liberté de l’homme en face de Dieu et invite à ‘l’indifférence’ qui nous fait découvrir notre vraie liberté car elle part de la liberté elle-même, en tout ce qui lui est permis, pour prescrire de ne rien vouloir.
La liberté est conduite dans un état d’indifférence pour permettre la rencontre avec l’autre liberté, la liberté divine sur laquelle elle repose. Ignace veut que “notre liberté en vienne à ‘se trouver’ dans un état d’indifférence ou, suivant la comparaison qu’il emploiera plus tard, en un parfait équilibre ‘comme l’aiguille de la balance’ et soit ainsi sensible au moindre mouvement de la liberté divine, posant en elle, à l’instant de l’élection, la détermination décisive”. (Gaston Fessard, La dialectique des Exercices Spirituels, T2, p. 29)
Il y a dans ce texte fondateur du Principe et Fondement un non dit qui est l’affirmation du principe de la liberté. La liberté de l’homme qui n’est ni abstraite, ni notionnelle, mais qui se réalise dans la pratique et dans la rencontre d’une liberté première : “L’homme ne peut pas faire que Dieu ne soit pas Dieu ; mais il peut se réaliser lui-même comme homme libre en désirant et en réalisant ce qu’il est : une relation à Dieu, un être appelé à être l’initiative divine”. (Ibid., p, 34) C’est la rencontre de deux libertés. Pour que cette rencontre soit possible, Ignace invite le retraitant à se rendre indifférent aux choses créées.
Le but de Principe et Fondement est donc de mouvoir le cœur à aimer et servir en toute chose Dieu, notre Seigneur. Ignace cherche à dégager les conditions de possibilité d’un acte libre. C’est ainsi que, dans un raisonnement logique, il pose comme condition nécessaire de l’acte libre l’indifférence. L’exigence n’est pas simplement une exigence de la raison, mais aussi une exigence pratique. Beaucoup de gens se bloquent sur l’expression ‘se rendre indifférent’ et surtout sur les quatre couples de contraires. L’énumération de ces binômes montre que la liberté de l’homme n’est pas absolue. Il y a des choses qui dépassent le libre vouloir de l’homme. C’est le cas du premier et du dernier couple, santé - maladie, vie courte - vie longue, qui ne dépendent pas vraiment de la liberté de l’homme. La première fois que j’ai rencontré le texte du Principe et Fondement, j’ai été très attiré par la cohérence du texte, mais j’étais incapable de l’accepter au niveau affectif.
‘Se rendre indifférent’ n’est pas à comprendre dans le sens où l’on utilise le mot indifférence aujourd’hui. Il se vit dans notre relation à Dieu, car c’est cette relation qui donne une coloration à toutes nos autres relations. C’est une attitude qui interpelle l’homme d’aujourd’hui dans ses certitudes et dans sa volonté de tout décider et de tout faire sans aucune référence à Dieu.
L’attitude de ‘se rendre indifférent’ rappelle à l’homme que c’est dans la vie de tous les jours, dans nos relations concrètes aux personnes, aux choses et aux évènements que se vit notre relation à Dieu. C’est pourquoi, selon Jean Claude Guy, “Ignace pose, comme préalable aux Exercices, la reconnaissance qu’il n’y a pas pour l’homme d’authentique recherche de Dieu qui ne passe par une insertion dans le monde créé, et, réciproquement, il n’y a pas de parfait engendrement dans le monde créé qui ne soit le fruit d’une ouverture à Dieu”. Les choses ne sont pas de simples jouets, ni de simples instruments dans les mains de l’homme, mais le lieu de la rencontre avec Dieu, car ce n’est pas dans l’imaginaire que Dieu nous attend, mais dans le réel, c’est-à-dire dans les choses, les situations, les évènements. C’est conduit par l’Esprit du Christ qui est en nous que nous allons à leur rencontre.
‘L’indifférence’ ignatienne se vit de deux façons. La première se vit dans le cadre d’un choix, d’une élection. Principe et Fondement aide le retraitant à entrer dans une attitude d’indifférence ignatienne, c’est-à-dire dans une attitude d’ouverture et de disponibilité. Il se détache de ses inclinations pour tel ou tel choix ainsi que de ses répugnances, pour pouvoir choisir librement dans le sens de ce que Dieu désire pour lui en ce moment précis. Se rendre indifférent est la seule condition pour que nos choix ne soient pas détournés de la fin pour laquelle nous sommes créés. Quand on prend, par exemple, le choix d’un état de vie. Dans l’un comme dans l’autre, on vit pleinement la fin pour laquelle on est créé. ‘Se rendre indifférent’ signifie non pas choisir a priori un état de vie et se cramponner dessus, mais plutôt rester ouvert au désir de Dieu : “C’est dans un cœur désencombré que nous percevons par où doit nous mener notre désir de Dieu et dans quelle mesure il se servira de ces biens créés, fussent-ils opposés entre eux.”
‘L’indifférence’ se vit aussi tout au long de la vie comme une attitude chrétienne fondamentale et c’est la deuxième façon de la vivre. C’est se comporter de telle sorte qu’en toute chose, on puisse trouver Dieu. Dans notre relation à Dieu, on ne fait pas de différence entre les choses. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le “nous ne voulions pas, pour notre part, davantage santé que maladie, richesse que pauvreté, honneur que déshonneur, vie longue que courte et ainsi de suite pour tout le reste. Nous désirons et choisissons seulement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés”. Dans chacune de ces situations, habité par l’esprit du Christ, je loue Dieu et je reconnais sa présence créatrice. Nous avons là un écho des paroles de saint Paul aux Romains : “Nous savons que pour ceux qui aiment Dieu, ceux qu’il a choisis et appelés, Dieu se sert de tout pour leur bien […]. Je sais que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les forces du monde, ni le présent, ni le futur, ni les puissances du ciel, ni l’enfer ou quelque autre créature ne peut nous priver de cet amour de Dieu dans le Christ Jésus notre Seigneur”. (Rm 8, 28, 38-39)
L’attitude fondamentale du chrétien est donc cette conviction que, dans la maladie ou la santé, dans la richesse ou la pauvreté, il est toujours uni au Christ dans la louange. Ce qui ne veut pas dire que dans la maladie ou dans la pauvreté, on vit une sorte de résignation. La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. L'important est de se rappeler que toute situation peut nous éloigner de Dieu comme elle peut nous conduire à lui. En toute chose, il est essentiel de chercher ce qui nous conduit à la fin pour laquelle nous sommes créés : “L’indifférence est donc un double mouvement d’engagement dans des moyens pour parvenir à une fin qui est le service de Dieu, en même temps que le dégagement de ces moyens pour que la fin cherchée puisse être atteinte”.
L’indifférence n’est pas un désintérêt des choses de la vie, mais plutôt une ouverture, une disponibilité et une générosité pour accueillir l’Autre dans sa vie.
L’indifférence vécue dans le quotidien comme une attitude chrétienne fondamentale nous rappelle qu’elle ne peut pas être saisie uniquement comme un préalable à la liberté. On ne finit jamais de se rendre indifférent.
Didier Sawadogo
Tiré du Petit Echo N° 1015 2010/9

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